Pchum Ben, quand les âmes des défunts rassemblent un temps les vivants
Tous n’ont pas pu venir. Ici, à Poum Kros, près de la moitié des maris est partie en Thaïlande. Quand reviendront-ils ? Dans quelques mois ou dans quelques années, personne ne le sait. La femme de Ton, 35 ans et un enfant, a du mal à se souvenir du nom de la région où son mari se trouve depuis six mois. D’autres, moins nombreux et issus de familles ayant pu réunir la somme nécessaire - parfois jusqu’à 10 000 $ en prenant en compte les intérêts - sont en Corée du Sud. Bave, le fils de ainé de Ouk Tat, a travaillé là-bas. Grâce à son argent, ses parents ont pu acheter une maison. Il arrive en voiture avec sa femme et son enfant de 15 mois dans la famille de son oncle. Ils sont déjà nombreux, dans un coin de la cour à l’ombre de la végétation assis sur une grande table basse en bambou. Ils boivent des bières, mangent et discutent. La femme de Bave s’accroupit devant son oncle et lui donne quelque milliers de riels. L’oncle la remercie et murmure une prière. Pour Pchum Ben, les jeunes offrent de l’argent aux anciens. Les enfants doivent cuisiner pour eux et préparent du porc grillé caramélisé, du curry ou du sauté de boeuf aux vermicelles. Les matriarches fabriquent des gâteaux de riz enroulés dans les feuilles de bananier. La mère de la famille Ouk est décédée en avril dernier. Elle avait l’habitude de concocter en grande quantité d’excellents gâteaux de riz. Pour ce premier Pchum Ben sans elle, une de ses cousines en offre à la famille Ouk, rappelant ainsi combien leur mère était une personne respectée dans le village. Les allers et venues se succèdent dans la cour. Pou Lout annonce que sa femme est à l’hôpital depuis hier suite à des problèmes d’estomac. « Elle boit trop de Red Bull », dit-il. Eclats de rire.
Les visites s’enchaînent
Il est content car ils viennent d’acheter une maison avec un petit terrain dans le village à 3 000 $. Les anciens propriétaires devaient vendre en urgence. Tout le monde trinque. Le rythme d’ouverture des canettes de bières est soutenu et les glacières sont approvisionnées régulièrement. Un autre oncle fait son apparition. Bien charpenté malgré sa soixantaine, il est veuf depuis trois ans. Son frère lui demande où il en est de sa nouvelle histoire d’amour. Elle est terminée depuis quelques jours. Tout le monde trinque pour la énième fois. Chez les voisins d’en face, la sono, pas encore saturée, fait écho à d’autres musiques venant de-ci, de-là. Il est encore tôt et la fête bat son plein depuis plusieurs heures. Les enfants s’amusent dans les allées quadrillant le village. Certains adultes commencent à parler plus fort. Les rires se font plus braillards. Trois adolescents, cheveux gominés et chemises cintrées à la mode, partent au village d’à côté. Ils sont lycéens à Phnom Penh et vont retrouver des filles de leur âge restées à la campagne. A chaque maison, sa cour, sa table en bambou et ses rassemblements familiaux. Certains sont plus calmes que d’autres. Deux ou trois karaokés proches les uns des autres rivalisent. Le son, désormais à plein volume et distordu, vrille les tympans sans que cela ne gène personne. Pas même ceux qui reprennent des forces dans un hamac. L’après-midi est chaud au propre comme au figuré. Ce qui n’empêchent pas les enfants, surtout les filles, de finir de préparer les plats qu’ils apporteront dans des gamelles le lendemain aux moines de la pagode. La nuit tombe enfin et la musique, là où elle cognait depuis le matin, continue malgré de petites coupures électriques. Vers 22 heures, le silence s’installe discrètement. Dès 4 heures, comme depuis deux semaines, les prières de la pagode réveillent le village. Il fait bon et la vie reprend en douceur. C’est le dernier jour de Pchum Ben, le jour où chacun se rend à la pagode pour les offrandes aux moines et aux anciens. Quelques 4x4 sont garés dans la cour. D’autres sont arrivés en moto ou à pied. Tous avec les gamelles des plats préparés la veille et des liasses de petites coupures de riels. Enfumée d’encens, la chaleur dans la grande pagode est écrasante. Elle est noire de monde et blanche des chemises que chacun porte. Ils font la queue le long d’une grande table sur laquelle ils répartissent les plats pour les moines.
De rires en prières
Les moines de la pagode, pourtant d’imposante taille, ne sont plus qu’une petite dizaine. Ils sont jeunes et les anciens ont disparu. Le chef a dû aller chercher Om Soy, un moine d’une soixantaine d’années d’une autre pagode. Depuis quelques années, les anciens prennent en charge l’organisation de Pchum Ben pour combler le faible effectif de la pagode. Ils comptent l’argent et redistribuent les grandes quantités de nourriture aux plus nécessiteux. A l’intérieur de la pagode, chacun se faufile sur les côtés et repèrent les anciens assis auxquels ils souhaitent donner. De psaumes en psaumes, d’offrandes en offrandes, chacun donne selon ses moyens. A l’extérieur, sur les marches du temple ouvert uniquement pour les grandes fêtes, les enfants et les adolescents se retrouvent. Un peu comme à la fête sur la place d’un village français. Certains sont bien élégants, d’autres, souvent les plus petits et les plus pauvres, ne portent qu’un simple tee-shirt. Deux copines assises face à face sur la rambarde bavardent tranquillement. Profitant de la fraicheur du parvis, des petits groupes discutent ça et là autour de la pagode. Sur le chemin du retour, une tante raconte qu’il n’y a encore pas si longtemps, cette pagode était bien organisée et plus puissante. « C’était un temps où l’on ne descendait pas des caisses de bière auprès d’une sono à plein volume. On buvait, se souvient une tante, mais de l’alcool de riz et l’on discutait et l’on rigolait beaucoup ». C’était aussi un temps où les maris ne partaient pas en Thaïlande ou en Corée du Sud. Au nord-ouest du village, là où les Cardamones se dessinent au loin, les Phnom Pim Louk, et Phnom Bay dominent les rizières de leur rondeur. Sur le bord du chemin qui mène dans cette direction, un plan d’eau a été aménagé. Un toit, une table et des marches qui descendent vers la rivière. Ils sont des dizaines, la plupart habillés et une canette à la main, à se baigner dans un chahut juvénile et bon enfant. Plus haut, le preak se resserre. Un homme d’un autre temps, le krama autour de la taille d’un corps fatigué et desséché, lave ses deux vaches et son veau un par un. Il poursuit son chemin vers où les Cardamones se dessinent laissant derrière lui le brouhaha auquel il n’a semblé prêter aucune attention. Le Pchum Ben réunit les gens de la ville et de la campagne autour de leurs défunts. Une fois ceux-ci honorés, les vivants de ces deux mondes reprennent chacun leur chemin.