Ou Ritthy : « L’essentiel est d’apprendre à débattre »
A 29 ans, Ou Ritthy est un blogueur et analyste politique remarqué. Il a créé le Politikoffee, un rendez-vous hebdomadaire de débat politique unique dans le pays. Selon lui, sans une culture de débat politique, une véritable démocratie ne pourra s’installer dans un régime autoritaire cadenassé par le bipartisme. Propos d’un jeune homme singulier sur la situation et le futur de son pays, qui croit fermement que la politique et la nouvelle génération émergente peuvent transformer le Cambodge.
L'Hebdo : D’où vient votre intérêt pour la vie politique ?
Ou Ritthy : Après le lycée, j’ai eu une bourse pour étudier les médias à l’université royale de Phnom Penh et une autre pour suivre un cursus de gestion des entreprises. J’avais un cours de sciences politiques mais je ne savais vraiment ce que cela voulait dire. J’ai découvert que les sciences politiques répondaient aux questions que je me posais sur la pauvreté et comment lutter contre, sur l’amélioration du système éducatif et sur les progrès à réaliser dans bien d’autres secteurs.
L'Hebdo : Puis en 2008, j’ai obtenu une autre bourse pour étudier les sciences politiques en Inde.
Ou Ritthy : C’est là-bas que j’ai eu l’idée de créer un Politikoffee. En Inde, ils débattent beaucoup des questions politiques en buvant un café et non pas de la bière comme ici. Au Cambodge, les gens ne pensent qu’à se divertir, ils ne s’intéressent pas à la politique or c’est la politique qui a mis le pays dans cette mauvaise posture.
L'Hebdo : Pourquoi les Cambodgiens ne s’intéressent pas à la politique ?
Ou Ritthy : Le but du Politikoffee est d’aider les Cambodgiens à appréhender la politique différemment. Ils perçoivent la politique comme corrompue et dangereuse. L’idée du Politikoffee est simple : mobiliser les jeunes et parler de politique autour d’un café. Un mouvement social faisant émerger le débat politique est un facteur essentiel pour nourrir un changement positif.
Donc chaque week-end, nous organisons des débats sur des questions sociales et politiques en essayant d’apporter un regard critique en la matière. Les jeunes apprennent à échanger, à réfléchir et à argumenter. Nous souhaitons construire une nouvelle culture du débat politique qui n’est rien d’autre que la base pour un autre futur. Qu’ils aient tort ou raison, peu importe, l’essentiel est d’apprendre dans un premier temps à débattre, ils construiront ensuite petit à petit leur propre pensée grâce à un esprit ouvert et critique. Et pour partager leurs pensées, les jeunes commencent à bloguer.
Nous avons aussi au sein du Politikoffee, un groupe d’analystes indépendants qui observent la vie politique et qui interviennent dans les médias. Le pays n’a pas assez d’analystes pour fournir de nouveaux points de vue. Nos analystes ont un background en économie, droit, politique, droits de l’Homme ou sur les rapports entre les hommes et les femmes et ont étudié dans différents pays. Ils sont chargés d’apporter de nouvelles idées dans le pot commun ouvert à tout le monde. Grâce à cela, la société aura plus d’options devant elle.
L'Hebdo : Votre objectif est donc de créer un espace de débat politique. Est-il aussi de faire de la politique, de créer un parti et d’être un acteur de la politique ?
Ou Ritthy : Le but du Politikoffee est de développer la politique en dehors de tout parti. La vie politique est polarisée entre deux partis. Or il doit y avoir un espace d’expression et de débat entre les deux. C’est ce grand espace que nous investissons pour critiquer les deux partis dominants, encore une fois en toute indépendance. Lorsque cet espace aura atteint une certaine maturité, la démocratie suivra.
L'Hebdo : Cette évolution va prendre du temps …
Ou Ritthy : Evidement mais la démocratie est un processus lent. La démocratie est une évolution et non une révolution. Le changement d’attitude des individus etde style de vie s’inscrit dans la durée et prend du temps. Pour l’heure nous débattons entre les membres du Politikoffee mais viennent participer de plus en plus de personnalités. Petit à petit nous deviendrons plus connus et reconnus et lorsque des candidats aux élections viendront débattre avec nous, nous aurons franchi une étape.
L'Hebdo : Justement, êtes-vous connus et reconnus dans le cercle des politiques et des observateurs de la vie politique?
Ou Ritthy : Nous n’avons pas encore assez de personnes qui souhaitent parler politique devant les médias et un public. Je ne peux pas être le seul à m’exprimer mais dans notre équipe de plus en plus de gens en sont capables et s’expriment dans les réseaux sociaux et fournissent matière à réflexion à la société civile. Nous avons par exemple eu comme invité le parlementaire NhemPanharith, appartenant à une génération postérieure à celle de Hun Sen et à qui nous avons demandé s’il représentait les gens qui ont voté pour lui ou s’il représentait son parti. Le responsable des jeunes du CNRP est aussi venu pour venir débattre sur la question « Sam Rainsy est-il lâche ou pragmatique ? ». Ce genre de débat est intéressant pour le futur et la nouvelle génération de politiques redoutera moins que l’ancienne d’être confrontée à des contradicteurs.
L'Hebdo : En 2013, la jeunesse s’est exprimée pour un changement mais sait-elle quel type de changement elle souhaite ? Et ce désir signifie-t-il qu’elle s’intéresse plus à la politique ?
Ou Ritthy : Les gens ne sont pas satisfaits de la politique du PPC, au pouvoir depuis trop longtemps. Le PPC n’a pas apporté de réponses aux problèmes de l’agriculture, de la déforestation, des violations des droits de l’Homme ou de la justice. Ceux qui ont voté CNRP n’ont pas fait un vote d’adhésion à ce parti mais se sont prononcés d’abord pour le changement. Ils n’avaient pas le choix à cause du bipartisme qui étouffe la vie politique. Ils ne connaissaient pas grand chose du CNRP qui a juste fait des promesses.
L'Hebdo : Pensez-vous que l’opposition a un véritable programme politique ?
Ou Ritthy : Ils ont au moins des promesses qui sont claires et qui délivrent un message compris par la population comme un engagement pour une meilleure répartition des richesses et une augmentation des salaires.
L'Hebdo : Selon vous Sam Rainsy peut-il apporter ce changement promis s’il est élu ? Vous avez d’ailleurs été assez critique quant à l’annulation de son retour au Cambodge.
Ou Ritthy : Sam Rainsy pourrait éventuellement être un bon leader mais je pense qu’il n’est aujourd’hui pas assez courageux. En terme de connaissances économiques, il est supérieur à Hun Sen et c’est est un bon diplomate. Mais si vous voulez défier le régime autocratique actuel, vous devez vous confronter à lui. Sam Rainsy dramatise un peu trop la situation. Aujourd’hui tout le monde sait ce qu’il se passe. Les moyens de communication ont changé la donne. Il est plus en sécurité qu’avant mais il n’est pas là.
L'Hebdo : A propos des nouveaux moyens de communication que vous exploitez pleinement, ont-ils réellement modifié la vie politique ? L’attaque des deux députés de l’opposition ont par exemple été filmées. Les photographies circulant sur Internet ont permis d’identifier les agresseurs …
Ou Ritthy : Ces images ont changé les perspectives politiques decertains. Beaucoup d’intellectuels rationnels proches du parti au pouvoir m’ont dit que le PPC était allé trop loin. Ces brutalités, les mandats d’arrêt contre Sam Rainsy, la révocation de Kem Sokha et l’emprisonnement d’élus pourraient modifier leur intention de vote mais aussi de bien d’autres aux prochaines élections. Ce changement là est invisible.
Alors que ces événements étaient finalement bénéfiques pour Sam Rainsy et pouvaient lui attirer de nouveaux électeurs, l’annulation de son retour se retourne contre lui. Aux yeux de certains, il n’est pas assez courageux alors que certains de ses sympathisants et des élus emprisonnés le sont. Les Cambodgiens ne regardent pas un parti, ils veulent un leader. Sam Rainsy a perdu du crédit, ce qui cependant n’empêchera pas les gens de voter pour lui car l’opposition incarne le changement et le PPC non.
L'Hebdo : Pour que le CNRP incarne le changement ne faudrait-il pas qu’une nouvelle génération ait davantage de responsabilités?
Ou Ritthy : Des jeunes ayant pour beaucoup étudié à l’étranger émergent. Ils ne sont encore que des assistants des parlementaires, ils ne sont pas élus mais ils apprennent. Des jeunes apparaissent aussi du côté du PPC, souvent des fils de figures politiques. Ils sont cependant là. Et je crois vraiment que cette nouvelle génération acceptera le débat politique et est plus ouverte que ses aînés. La jeunesse, qu’elle soit impliquée dans la politique ou pas, commence à penser au futur. Les jeunes de la société civile focalisent moins de moins par exemple sur la question des Vietnamiens au Cambodge. Ils regardent le futur.
L'Hebdo : En tant que jeune blogueur et analyste politique, craignez-vous pour votre sécurité ?
Ou Ritthy : Tout le monde peut être arrêté mais nous sommes dans un pays démocratique avec des lois qui nous protègent et qui donnent des droits aux citoyens. Je ne fais rien d’illégal, je n’ai donc pas peur. Le débat politique doit être normalisé et être quelque chose de courant.
L'Hebdo : Constatez-vous une restriction des libertés dans les réseaux sociaux ?
Ou Ritthy : Le gouvernement a une équipe qui contrôle l’activité sur internet. Ils savent très vite qui dit quoi sur qui. Je ne fais pas de souci pour moi. Mes propos politiques restent modérés même si j’attaque les leaders politiques, je n’insulte personne. Je suis plus inquiet pour les jeunes blogueurs qui débutent.
Hun Sen a compris depuis les élections de 2013 le pouvoir des réseaux sociaux. Sa page Facebook est désormais bien active. Ses conseillers lui ont fait comprendre les enjeux autour des médias sociaux. Il a appris de Sam Rainsy. En un mois il a posté six vidéos. Ses discours ne dure maintenant pas plus de 20 minutes et évite une mise en scène ringarde.
Près de 70 % des électeurs auront moins de 30 ans en 2018. La jeunesse représente un pouvoir énorme et bouleverse les codes de la société et rythme même les agendas médiatiques et politiques. Aujourd’hui les jeunes qui travaillent en ville et envoient de l’argent à leurs parents. Ceux-là, du coup, les écoutent davantage. Les relations se sont inversées. Et même si les jeunes ne cherchent pas forcément à s’informer sur le plan politique, les informations politiques viennent à eux via Facebook.
Ces changements sont profonds et positifs. Ma seule crainte est celle du transfert du pouvoir au cas où l’opposition l’emporte. Si Hun Sen n’a pas la garantie d’être en sécurité au Cambodge, il ne lâchera pas le pouvoir car il ne pourra pas compter sur le Vietnam, avec qui les relations ont évolué, pour l’aider ni même sur la Chine qui soutiendra le parti au pouvoir.
Le blog de Ou Ritthy : politicskh.blogspot.com
Le site de Politikoffee : www.politikoffee.com